L’EUROPE A BESOIN DE NATIONS FORTES !!!

Author : Bruno Lemaire, Discours à Berlin on 9 May 2016, Journée de l'Europe

"Europe devrait rimer avec puissance économique, avec démocratie, avec solidarité. Europe rime avec crise, avec montée des extrêmes, avec repli sur soi. En Pologne, en Hongrie, en République tchèque, en Finlande, mais aussi en France et en Allemagne, le populisme progresse, sous des masques différents, mais avec la même grimace de dégoût devant la construction européenne. Chacun le voit : nous sommes dans une impasse européenne. Nous devons en sortir au plus vite. 

En sortir, non par un nouveau rafistolage à la va vite, comme nous avons eu le tort de le faire depuis des années. Encore moins en nous précipitant dans je ne sais quel nouvel élargissement qui affaiblirait encore plus notre continent. En sortir, par un renouveau européen.

  1. Ce renouveau reposera sur un nouvel élan franco-allemand.
  2. Il  impliquera la redéfinition par les 6 Etats fondateurs des objectifs de la construction européenne. Une redéfinition à laquelle pourront participer tous les Etats membres qui le souhaitent clairement et sincèrement.
  3. Pour ce qui concerne la France, il demandera une nouvelle consultation du peuple par référendum.

Mais avant : comment sommes-nous tombés dans cette impasse ? On peut avancer mille explications : la place excessive de la technostructure, la démocratie européenne qui ne trouve aucun espace où prendre la parole et rendre des comptes devant les peuples, les élargissements précipités, la crise économique qui a touché si violemment des millions de personnes en Europe. On pourrait ajouter : notre incapacité à aller au bout de nos décisions. Sur la monnaie commune comme sur Schengen, nous faisons le plus facile et nous laissons sans réponse les questions les plus difficiles : la coordination économique de la zone euro ou le contrôle des frontières extérieures. On peut dire enfin : le vertige fédéraliste, que provoque ce vide bruxellois où les normes et les règlements tiennent lieu de politique et de culture. Quand comprendrons-nous que le continent européen a besoin de nations fortes ? Quand comprendrons-nous que la disparition des nations entraînerait la disparition du projet européen et que leur affirmation, leur bonne coopération, le respect de leur singularité est la clé de notre projet commun ?

Cette cacophonie européenne se résume en un mot : impuissance.

Impuissance à contrôler nos frontières, impuissance à prévenir les menaces, impuissance à négocier avec la Turquie un accord équilibré sur la question des réfugiés, impuissance à contenir les ambitions de la Russie et à stabiliser notre relation avec elle. Cette impuissance ne peut pas durer. Cette impuissance conduira tout droit à la dislocation européenne et à la naissance de nations radicales. Nous avons le choix.

Soit nous laissons la construction européenne continuer de dériver comme un paquebot sans cap ni capitaine, au risque de sa perte. Soit nous prenons acte que cette situation sans précédent depuis 1957 ne peut pas durer et nous nous donnons les moyens de renouveler le projet européen.

On dit souvent que nous avons une Europe à deux vitesses. En réalité, nous avons deux Europe.

Nous avons une Europe du marché et une Europe des valeurs. Nous avons une Europe du libre-échange et une Europe de la politique économique. Nous avons une Europe à 28 et une Europe à 19. Deux projets pour une seule Europe, cela ne peut plus tenir.

Il est temps de mettre fin à la schizophrénie des origines et de faire un pas supplémentaire à 19 pour que la zone euro gagne en autonomie, affirme ses ambitions économiques et renforce sa stabilité. La zone euro ne doit pas être la zone du succès allemand et des échecs des autres membres, elle doit être la zone du succès de tous.

Allemagne et France doivent travailler main dans la main à la réalisation de cette ambition. Elles ne doivent plus perdre de temps. Elles doivent accepter chacune les concessions nécessaires pour avancer. En France, nous devons cesser de remettre en cause une indépendance de la Banque Centrale qui la prémunit contre les aléas politiques. En France, nous devons accepter une harmonisation budgétaire à 19, pour garantir la bonne tenue des comptes publics dans toute la zone euro. Cela veut-il dire plus de discipline de notre part dans le respect de nos engagements budgétaires ? Certainement. Cette discipline ne va pas contre la croissance et les emplois, elle en est au contraire la garantie.

En Allemagne, il est indispensable de faire avancer une harmonisation fiscale qui mettra fin au dumping fiscal, contraire à nos intérêts et à nos valeurs. En Allemagne, il est nécessaire de se rallier définitivement à un gouvernement de la zone euro.

Harmonisation budgétaire et harmonisation fiscale ne sont pas des objectifs en soi : en revanche, ils sont la condition de ce gouvernement économique de la zone euro dont les responsables politiques parlent depuis des années, sans jamais avoir le courage de prendre les décisions nécessaires à sa mise en place. Nous ne pouvons pas nous résigner à la situation actuelle, avec ses inégalités criantes entre membres de la même zone monétaire.

Nous ne sortirons la zone euro de sa dépression et nous ne retrouverons la croissance et les emplois que si nous assumons des choix de rupture, que nous ne cessons de repousser à chaque nouvelle alternance en France comme en Allemagne. Oui, il est temps que la zone euro insuffle un esprit de conquête dans une Europe de combat.

 Et les 28 ?

Les 28 ont devant eux la tâche que les élargissements successifs nous ont empêché de mener à bien : définir le sens du projet européen. Les élargissements auraient dû être des étapes vers un but, ils sont devenus un but à part entière. Au point que certains préfèrent proposer de nouveaux élargissements, sans jamais préciser au service de quelle ambition. Il faut arrêter avec les élargissements. Nous devons avoir le courage de dire à la Turquie que son adhésion ne se fera pas et que sa place ne se trouve pas parmi les Européens, mais au côté des Européens.

Posons-nous plutôt la question : une Union européenne, pour quoi faire ?

 A cette question, je propose que les 6 Etats fondateurs apportent leur propre réponse et présentent leurs propositions devant les 28, en les associant à leurs travaux. Les 6 Etats qui ont signé le Traité de Rome ne peuvent pas fuir leurs responsabilités face au risque de disparition du projet européen. Car le désarroi européen actuel ne doit pas nous faire oublier les succès et les conquêtes des décennies passées : la paix dans un monde de guerre froide, la maîtrise spatiale dans un univers toujours plus vaste, la libre circulation des personnes, la protection des droits fondamentaux et la décrispation des relations entre les nations. Qui pourrait accepter de revenir sur ces acquis ? Qui pourrait rêver de revenir à une Europe des conflits et des espaces bornés ?

Les questions qui sont actuellement traitées dans les couloirs de Bruxelles, ou qui sont évacuées dans un silence assourdissant, doivent désormais être tranchées devant les peuples. 

  1. Nous devons définir les valeurs qui structurent notre ambition commune : la paix, la liberté démocratique, le respect de chaque personne. 
  2. Nous devons savoir si nous continuons à défendre le dogme de la libre concurrence absolue ou si nous voulons défendre nos intérêts économiques en mettant en place des géants industriels capables de tenir tête à GOOGLE, AMAZON, FACEBOOK ou APPLE. 
  3. Nous devons préciser si nous restons les derniers tenants du libre-échange sans règles, ou si nous faisons du principe de réciprocité un préalable absolu à tout nouvel accord commercial, notamment le TAFTA.
  4. Nous devons nous  donner les moyens de nous défendre face aux intérêts commerciaux face à la Chine et aux Etats-Unis, plutôt que de leur céder notre marché. 
  5. Nous devons trancher la question de notre puissance : sommes-nous prêts à défendre nos valeurs par les armes, à faire une évaluation lucide des menaces qui nous entourent, ou voulons-nous abandonner notre sécurité à notre allié américain, au péril de notre indépendance. 

En somme,  nous devons savoir si la construction européenne se donne un cap politique ou continue de tricoter des règles et des normes qui ligotent toujours plus les individus et les Etats, sans libérer notre puissance de conquête.

Ces interrogations sur les orientations européennes devront nous amener à redéfinir le fonctionnement de nos institutions : une Commission réduite et plus transparente, des élections différentes au Parlement européen avec des groupes politiques plus clairs, la suppression de la Présidence tournante sont des pistes de départ.

Ces travaux des 6 Etats fondateurs devront en définitive lever les ambiguïtés qui ont affaibli la volonté européenne depuis des années sur les trois grandes orientations majeures de tout projet collectif : les choix économiques, le cap politique, les valeurs.

Pour ma part, je veux affirmer la nécessité de la régulation du marché, contre la disparition de toute règle et la libéralisation sauvage, je veux que les nations européennes se donnent les moyens militaires, de police ou de renseignement, de protéger les citoyens, et je veux rappeler haut et fort que notre projet trouve son sens dans la défense de la valeur humaine, du droit et des libertés fondamentales.

Ces travaux devront conduire soit à des modifications des traités existants, soit à un nouveau traité à proposer aux 28. Ce sont ces textes que je veux soumettre à référendum en France, pour que la réorientation de la construction européenne soit validée par le premier des peuples à avoir dit : notre avenir se trouve en Europe. Aucun avenir ne se construit sans les peuples ou dans le dos des peuples. Aucun avenir ne se construit dans cette opacité qui est devenue la règle à Bruxelles.

Dans le brouillard actuel de la construction européenne grandit un populisme dont nous connaissons le visage mais dont nous ignorons les intentions. Notre responsabilité collective est de le dissiper au plus vite.

  1. Mon Europe ne cède jamais à la peur.
  2. Mon Europe a des frontières pour éviter les murs. Souvenons-nous que le Pape François nous a appelés la semaine dernière à construire des ponts et à abattre des murs. Avons-nous déjà oublié ses mots ?
  3. Mon Europe a un destin qui ne se calcule pas dans les tableaux statistiques : mon cœur battra toujours plus pour Hamlet que pour une norme ou un règlement.
  4. Mon Europe a des limites, elle se parcourt en marchant, comme le faisaient Erasme et Hölderlin.
  5. Mon Europe raisonne, elle ne cède pas au fanatisme religieux.
  6. Mon Europe a le goût du détail et des singularités, elle ne connaît pas les grands espaces américains mais elle cultive chaque parcelle de son territoire, même les montagnes, même les mers.
  7. Tout ne se vend pas en Europe. Tout ne se négocie pas : et certainement pas la valeur infinie de chaque homme.
  8. Mon Europe a une histoire et des origines, latine, grecque ou chrétienne. µ
  9. Mon Europe ne surgit pas de nulle part et elle ne se laisse pas entraîner comme un bateau ivre sur les flots de la mondialisation.
  10. Mon Europe sait où elle va.
  11. Mon Europe est créatrice, elle est imaginative, elle cherche et elle invente.
  12. Mon Europe est conquérante. Elle a su découvrir de nouveaux continents et des espaces inconnus. Elle a tout pour réussir dans le monde de la révolution digitale, de la mobilité croissante et de la dématérialisation dans lequel nous sommes entrés.
  13. Mon Europe respecte la vie humaine, chaque vie humaine. Elle ne cède pas à la violence, elle ne croit pas à la force inutile. Elle combat les barbaries, parce que son histoire lui a appris que la barbarie peut grandir dans la culture et renaître sous des visages différents.

Nous ne sommes plus des Empires. Nous pouvons encore devenir un modèle de paix, de liberté et de prospérité.

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